L’alcool
Une stabilité dans un monde d’incertitude
Ce texte est le
premier d’une série, dans laquelle je chercherai à aller au fond de mon
alcoolisme.
J’aime l’alcool. Je suis peut-être même alcoolique : je
ne m’en cache pas. Il serait difficile de se le cacher, de toute façon. Je bois
quotidiennement, et jamais seulement l’unique consommation à laquelle les
médecins et les gens comme il faut voudraient que je m’astreigne. Je me
ressers, avec plaisir, et sans même qu’un pincement de culpabilité ne vienne
m’effleurer : j’aime être en boisson. J’aime être ivre. J’aime que ma tête
s’enfonce dans le coton, entraînant avec elle mes facultés cognitives et
articulatoires. J’aime à me saouler, donc.
Pourquoi?
Parce que la soulerie est une des seules formes de stabilité
que je connaisse.
Explicitons.
Ça commence par une prise de posture face au monde et à la
façon de l’appréhender, celle que la croyance ne peut précéder la science. Je
ne tenterai pas de développer une telle affirmation en système; ça dépasse de
beaucoup mes capacités rhétoriques (je pense que genre, Hegel puis Sartre l’ont
fait anyway.) Je peux tout de même dire ce qui motive le choix d’une telle
posture et les conséquences que ce choix entraîne.
Il y a bien sur le refus de Dieu. Quand on élimine la source
privilégiée de l’essence immanente des choses et des principes, ça implique
d’avoir à se remettre en face de nombres de questions inconfortables. La mort
redevient un inconnu et une finalité, parce que le principe scientifique n’aime
pas la spéculation.
Et justement, parce que la spéculation est dorénavant
considérée comme douteuse fait qu’une multitude de choses données comme
certaines ne le sont plus. Le seul fait de refuser la préséance de la croyance évacue
nombre de repères stables.
Par exemple, l’intelligence garantit le succès. Les hommes
et les femmes sont égaux en droits. L’homme est moralement bon. Le bien
l’emporte sur le mal. Ce sont des mythes, fondés par des croyances, étayés par
de la spéculation. Spéculation parce que soit l’examen des faits est trop complexe,
soit le seul fait de vouloir examiner ces croyances est trop subversif pour
l’ordre établi.
Bon, ça c’est les « grosses » questions. Mais
imaginez appliquer ce principe-là à la navigation de la vie quotidienne… Il n’y
a plus de certitudes que celles qui ont été dûment expérimentées.
Ce qui pose un autre problème.
Les évidences empiriques, au niveau de l’individu, sont généralement
anecdotiques. C’est-à-dire qu’un autre individu pourra avoir fait une expérience donnant des résultats
complètement différents. Sauf que ces expériences, échafaudées en connaissances
par l’individu qui veut se constituer une vision du monde, deviendront donc un
principe structurant de l’univers. Une croyance finalement. Que se passe-t-il
si ces croyances sont « mal ajustées » à la réalité de l’individu?
On ne s’en sort pas.
Si, d’une part, on refuse de fonder sa vision du monde sur des
croyances premières, parce que ça nous semble absurde, et que d’autre part, la
masse de connaissance qu’il faudrait pour s’en faire une idée claire est
tellement volumineuse qu’elle devient pratiquement impossible à acquérir, et
que le peu de celles qui ont été acquises sont finalement mal interprétées, sur
quoi s’appuyer ensuite?
L’ivresse est une expérience que j’ai répétée de multiples
fois. Je sais comment y accéder, comment la commencer, comment la finir,
comment l’appréhender. Je sais comment l’alcool me fera sentir, comment mon
corps va réagir. Je peux comparer
cet état prévisible à l’espèce de « normalité » toujours incertaine
et changeante du reste de ma vie. L’alcool est un réconfort, finalement, face à
un monde d’incertitude.