vendredi 8 novembre 2013

Le Clown

Le rapport à l'autre 1

Il y a un auteur japonnais que ma meilleure amie, Alexie Morin, m'a fait découvrir. Il s'appelle Osamu Dazaï et il parle de choses qui sont d'une pertinence particulière en ce qui me concerne, moi et mon rapport à l'autre. Alexie, avec sa pénétration habituelle, l'a bien saisi et c'est la raison pour laquelle elle me l'a si chaudement recommandé.
La Déchéance d'un homme relate la découverte de photos et du journal «trouvé» d'un homme (prémisse classique visant à sceller l'authenticité de ce qui est soumis au lecteur) vivant une double vie.
Il se met à mener très tôt cette double vie car très tôt aussi, le commerce avec sa famille, bref l'autre, lui est intolérable. Il se sent, dans le regard de ses proches, mis sur la sellette, transpercé, sommé de leur livrer une performance, une preuve de son être qui confirme ou infirme sa légitimité, son droit à l'existence. Ainsi traqué, il en vient rapidement à se dérober dans une parade presque parfaite, celle du bouffon. Lorsque par ses singeries et cabotinages, il extrait du traqueur une risée, il se croit sauvé. Son intégrité fuyante, son identité inviolable mais indéfendable sont saufs, préservés. Le rire a détourné l'attention, étanché la curiosité de l'autre, satisfait les attentes muettes mais insoutenables de l'interlocuteur. Pour l'instant, du moins; car on ne devient pas clown impunément.
À mesure que l'on bouffonne, un glissement se fait d'entre la façade et le cœur. Ce qui n'est qu'un masque de carnaval se met à être animé d'une substance propre et entière, à évoluer librement devant les congénères. Chauffé par l'attente muette de ces yeux traqueurs qui, une fois abreuvée, en redemandent et en redemandent, ce masque acquiert une autonomie, une complétude si parfaites qu'il finit par tenir lieu d'identité et de raison sociale. Le secret de l'être devient tellement bien protégé par cette parade de tous les instants qu'il devient victime de son propre stratagème. On fait rire, on fait rire et finalement, on ne devient plus que celui qui fait rire. Oui, c'est une fonction sociale entièrement satisfaisante pour tous les chalands. La vérité, c'est que la pauvre petite chose que tu es, qui peut bien s'en soucier? C'est d'une insignifiance patente. Tu fais bien ce que tu veux. Sois, ne sois pas, sois moins, sois plus, mais qu'est-ce qu'on s'en fout, en fait. Fais-nous rire! T'es si drôle. T'es folle. Fais-nous rire, de vous exclamer!

Car avec la réussite du but premier du bouffon, soit celle de rendre la vie avec l'autre tolérable, vient un constat assez troublant: cette traque tant redoutée n'est finalement pas une flèche d'airain susceptible de mettre à nu les choses étiolées et impropres que l'on abrite, ce n'est que la vague curiosité d'un animal devant une autre bête, une tentative de contact qui trouble à peine la vaste indifférence égoïste qu'entretient la grande majorité de l'humanité pour son prochain. Ce que ton prochain, devant toi, te dit dans une langue que tu ne savais pas comprendre, c'est de le distraire, pas de te confesser. T'es drôle, te confesser! T'aime ça, toi, peut-être, quand les gens se confessent à toi? Ils en ont pourtant la propension. Quel mystère, enfin. On se cache du mieux qu'on peut et l'autre que tu vois-là, celui dont tu te dérobes du mieux que tu peux, se livre à toi pieds et poings liés.

La seule explication possible est que les gens sont surtout intéressés par eux-même. Non, c'est vrai? Mais si, je te dis. Ça fait des années que je me préserve comme une proie qui fait le mort (dans une pose comique, bien sûr), j'ai eu le loisir de les voir à l’œuvre, les gens; et ben finalement, tu veux que je te dise? les gens, ben, en gros, ils bandent surtout ben fort sur eux-mêmes. Et voilà, bravo, t'as tout compris. Yo, t'es pas mal bonne. Même si ça t'as pris, genre, 10 ans à vraiment en être vraiment, vraiment certaine. Oh well. On peut pas tous être précoces, hein? Dans tous les cas, maintenant, tu peux souffler un peu. Nobody is out to get you.

Ah! On respire...
C'est vrai que c'est assez soulageant, comme constat. Le problème, c'est qu'une fois que la chose est appréhendée et assimilée, il est peut-être trop tard aux yeux des autres. Tu es clown; tu le resteras.

Pour revenir à Dazaï (nous glissâmes un peu), évidement qu'un tel livre allait me parler. J'ai suivi exactement la même trajectoire (et nous reglissons pour de bon).

Maintenant, je suis le clown. Je suis bien drôle, va. J'ai tout un répertoire de conneries, de cabotinage, de personnages ad hoc, de mots d'esprits, de références graveleuses prêts à l'emploi. Je réagis vite. Je fais mouche. Je vois luire dans les yeux la demande. «Nous feras-tu rire? Quand?» Ce n'est pas très grave si mes farces sont faciles, mes blagues douteuses, mes mots d'esprits usés à la corde. L'interlocuteur, vous en fait, êtes satisfaits. Ça a beaucoup trop bien marché, mon truc...
Mais il ne faudrait quand même pas croire que je ne suis qu'un clown. Je sais que je ne laisse pas passer grand chose d'autre dans ma prestation sociale, mais ce serait quand même une grossière erreur. Car le fait est: sorry people, je suis autre. Ah! C'est peut-être la meilleure de mes farces, celle-là.

Voilà que je vous ai dit en substance quelles étaient les raisons de ma bouffonnerie. Et vous, quelles sont vos raisons de me croire bouffon pour de bon? Ça serait bien intéressant à savoir, ça. Vraiment, tout ce que vous percevez, c'est ce qu'on vous met le plus en évidence sous le nez? Ainsi, supposons qu'un croquant vous balance son identité gonflée à bloc au mythe de soi, vous aurez tendance à le croire? Mais c'est magnifique, tant de confiance! Je vous envie... ou peut-être pas, en fait.
À tant fait rebondir des images dans les regards, on finit par être bien au courant que ce que rencontre l’œil souvent est trompeur.