Chère grand-maman.
Je tiens tout de suite à préciser,à
l'égard des yeux indiscrets qui suivront cet échange, que je sais
que tu es morte depuis de nombreuse année et ne peux donc pas lire
cette lettre. Tu es morte quand j'avais environs deux ans, et on t'as
enterrée au pied du grand chêne, sur le terrain arrière de mes
parents, à Pincourt. J'ai souvent rêvé sur ta tombe, en essayant
de m'imaginer quel genre de personne tu étais. Ce qu'on aurait pu se
dire, ce que nous aurions pu vivre ensemble, nos rires, nos jeux, nos
après-midi, nos confidences. Je n'ai aucun souvenir de toi, et tu as
dû en emporter très peu de moi avec toi.
En fait, j'ai tout à fait conscience
de n'adresser à un destinataire idéal, pour ne pas dire carrément
abstrait, mais le procédé marche tout de même, et il me fait du
bien.
Chère grand-maman, en mourant, tu nous
a légué, à chacune des cousines, une jolie chaîne torsadée en or
de plusieurs carats (j'oublie combien). Cela se voulait un héritage, et aussi un gage de sûreté
pour l'avenir, un petit à côté pour un malheur éventuel. Malgré
tout, je m'y suis beaucoup attachée, d'abord parce que c'est un très
bel objet, et aussi parce que c'est tout ce qui me reste de toi. J'y
ai investi beaucoup d'amour, un amour fait d'une nostalgie pour des
moments jamais vécu.
Chère grand-maman, tu ne te doutais
sûrement pas que ta petite fille tournerait comme ça. Ton fils et
ta belle-fille non plus, en fait, mais j'ai l'impression qu'ils ont
abandonné depuis longtemps. C'est peut-être de la projection de ma
part, mais je crois qu'ils ont laissé tombés tout espoir pour moi,
et qu'ils ne croient plus du tout en leur fille. Tu sais, ils m'aident quand même, mais je sens que cela leur pèse. Que c'est un devoir qu'ils regrettent. C'est parce que tu
vois, ma Suzelle, leur fille a des vices. D'abord, il y a la maladie
mentale. Un observateur en tiers, qui aurait un minimum de compassion
et de connaissances médicales, pourrait objecter que ce serait
plutôt injuste de m'en faire un tort. Mais, grand-mère, tu sais que
dans ma famille, on est censé triompher de soi-même et de prendre
la responsabilité de ce qui nous arrive, même si c'est hors de
notre contrôle. Il est vrai que je pourrais mieux m'occuper de
moi-même. M'établir une hygiène de vie spartiate : des heures
de sommeil régulière, pas d'alcool ni d'autres substances, un
régime sain et sans extravagances, beaucoup d'exercice. Tout cela
contribuerait non seulement à ma santé mentale mais aussi à me
forger un caractère adulte, responsable, de personne capable de se
contraindre à des choses un peu difficiles mais payantes et à
remettre les plaisirs à plus tard.
Ensuite, j'ai une réelle tendance à
la paresse. Je suis un tempérament artiste, il faut croire :
rien ne me délecte plus que de flâner, laisser couler les heures en
contemplation, lire longtemps au lit ou allongée, rester nue avec
mon amour.
En troisième lieu, j'ai aussi le vice
de la gloutonnerie. Je suis épicurienne. J'aime consommer. Les
bonnes choses à manger, à boire, à regarder, à porter.
Enfin, je n'aime pas beaucoup le
travail. C'est ma plus grande honte. On pourrait développer sur le
rapport émotif compliqué que j'entretiens vis à vis de la notion de contraintes, comment ça remonte à la peine que j'avais de voir ma
mère tellement harassée par son emploi à elle. On pourrait aussi
me dédouaner un peu de ma part de responsabilité en la chose, en
disant qu'en matière d'emplois, je n'ai jusqu'à présent vraiment
pas eu de chances jusqu'à présent. Si on voulait vraiment être
exact, on tenterait d'établir des liens dynamiques entre ces divers
enjeux ainsi que d'autres (sur lesquels je ne m'étendrai pas dans
cette lettre dans l'intérêt de la concision), voir comment ma
sociabilité défectueuse, la hargne ressentie lorsque devant
accomplir des tâches sous l'autorité d'un supérieur hiérarchique
quelconque, l'angoisse provoquée par les souvenirs susmentionnés et
ces divers facteurs ont contribué à mon peu de succès dans le
monde du travail. Mais, encore une fois, ce serait des
justifications trop faciles. Il n'en tient qu'à moi, n'est-ce pas,
de me réformer, de devenir une bonne employée modèle, pliante,
ardue à la tâche, qui satisfait tout le monde, qui est appréciée
de ses collègues. Ou bien d'être une travailleuse indépendante,
fonceuse, innovante, acharnée, zélée.
La vérité est que je ne suis sans
aucun doute pas fait pour les emplois humiliants (ils ne le sont pas
tous, je ne voudrais pas que tu infères une telle généralité de
mes paroles) et que je ne suis peut être pas encore assez mature
pour être cette jeune femme entreprenante et productive.
Toutefois grand-maman, je sais que
c'est étrange mais, malgré un portait si noir de mes aptitudes au
travail, je commence à croire tout doucement que j'ai peut-être du
talent. Et de l'avenir. Je suis encore toute étonnée de n'avoir pas
sombré plus tôt dans la catastrophe. Encore plus de voir que je
suis capable de produire avec une relative facilité des textes d'une
relative qualité. C'est un début, non? Il faut bien commencer
quelque part, non? Même si on s'est un peu attardée en cours de
route?
Mais enfin. J'ai honte, grand-maman. Je
pouvais être plus adulte. Mieux gérer les choses. Mais je n'ai pas
l'habitude du bonheur, et je me suis laissée vivre en me permettant
tous les plaisirs, en ignorant la petite voix rationnelle qui me
disait de faire attention, de me restreindre, de penser à demain.
Je suis désolée, grand-maman. Je dois
aller vendre ton beau collier à un bijoutier qui ne m'en donnera sans
doute que la fraction de sa valeur réelle. Et je ne saurai pas ou n'oserai pas
marchander. Tout ça pour payer le loyer. Que j'avais. Que je n'ai
plus.
Je pleure à chaudes larmes,
grand-maman, parce que je ne t'ai jamais eue. Tout ce que j'avais de
toi était ce bijou. Ce n'est qu'un objet et les objets ne devraient
pas remplacer les souvenirs. Mais voilà, de souvenirs, il n'y en
avait pas. Tout mon rapport avec toi s'articulait autour de cette
torsade d'or, noyau gravitationnel de mes songes et de mes fantasmes
d'enfant qui rêvait de sa grand maman morte. Je pleure aussi de
honte d'avoir à donner ce collier pour payer mon loyer. Parce que je
suis une irresponsable.
Demain, si le contrat n'est toujours
pas encore rentré (et ce encore par ma faute, puisque j'ai tant
tardé à le signer), j'irai tenter de vendre mes manteaux de
fourrure. Il y aura une certaine ironie à la chose. Ce sera à
l'Halloween que j'irai vendre mes oripeaux de jeune femme qui se
déguisait en élégante. L'allégorie me plaît. Si j'étais moins
pressée par le temps et les soucis d'argent, je l'aurais
retravaillé, cette image. Je dois avouer que j'ai pas le cœur à ciseler des images. Je subis en ce moment le contrecoups émotif du
sacrifice amer que j'aurai à faire bientôt, et je n'ai que moi à
blâmer. Car si je n'obtiens pas la
balance du terme, je devrai me départir de la seule petite chose que
tu m'aie laissée en propre.
Ou sinon, je devrai ravaler mon humiliation et redemander de l'argent à mon père.
Je t'aime, grand-maman.
Adieu.
Ta petite fille,
-G
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