samedi 9 mars 2013

La mangeuse


Qu'est-ce qu'elle est mignonne! Elle est minuscule, souriante, jolie comme tout. Affable et simple, par-dessus le marché. Qui pourrait la croire capable d'une telle prouesse? Prouesse n'est pas le bon mot. Rendu là, il faudrait plutôt parler de talent déviant, de phénomène de foire. Parce qu'elle est mince, en plus, ce qui semble paradoxal. Comment fait-elle? Elle sourit, elle dit qu'elle mange généralement peu. Oui, elle fait de l'exercice. Les hot-dog? Ça va, mais elle excelle surtout dans les petites bouchées. Elle peut se taper six cents huîtres en huit minutes, trois cents écrevisses en six de quoi faire frémir d'un frisson mou tout ce qui peuple les hauts-fonds de ce côté-ci de l'océan. Elle est fière de cet estomac extensible à l'infini. Pourtant à la voir, qui s'en douterait? Son ventre, miraculeux et plat, est en ce moment au repos.

Puis vient l'épreuve. Sur une estrade, elle est installée à une table recouverte d'une nappe au coloris primaire, sans merci, décorée de logos promotionnels. Ornant pour leur part l'estrade derrière elle se trouvent des chippendales dont la fonction, en plus d'offrir aux yeux ravis leur ostentatoire virilité, est de donner le décompte de chaque concurrente. Les juges, bedonnants, rougeauds, habillés de vagues polos, de casquettes beiges, de lunettes fumées hideuses, la passe officielle pendant tristement au cou, l'air infiniment ordinaire comme seul un juge peut l'avoir, complètent la troupe présente sur scène. Ou est-ce que ce sont les préposés? Ils se confondent aisément. Enfin, un maître de cérémonie qui porte le canotier haut sur la tête et la cravate assortie aux couleurs de l’évènement harangue la foule. Il a cette énergie spéciale à l'animateur dilettante, cette façon impitoyable d'aiguillonner les spectateurs qui rend agité, anxieux, heureux mais en même temps au bord des larmes. Un ou deux rêveurs, perdus dans la kermesse, en concevront même de graves malaises existentiels.

Je suppose qu'une cloche retentit, ou une trompe de sauveteur de plage, et qu'elle donne le signal du départ.

L'assistance crie. Les menues demoiselles se mettent à s'empiffrer. Le soleil chauffe et surchauffe les peau blanches des chalands, mais qu'importe, les passions sont excitées, on est sur la pointe des pieds, on veut voir, on veut s'exciter, on est fascinés. La nôtre, celle du centre, la championne, trempe son hot dog dans l'eau. Elle le pousse dans sa bouche. Ses lèvres sont distendues, ses joues sont dilatés. Ses yeux sont révulsés par l'effort, ou bien est-ce l'énorme pression appliquée sur sur son palais mou qui pousse les chairs contre les globes oculaires? On ne peut détacher ses yeux d'elle. À la fois atterré et excité, on se perd dans cette vision, qui suscite d'honteux fantasmes freudiens, lesquels n'attendaient que ça pour affleurer à la conscience.
Et toujours, à une cadence folle, elle en ajoute. C'est incompréhensible. Je redemande : comment fait-elle? Les mains, les petites mains portent la nourriture à sa bouche, elle a le cou penché sur sa tâche, comme un petit tamia, elles vont et viennent en alternance et enfouissent la matière. Pain mou et aqueux, déchets de viande aux arômes en plastique. Le compte augmente toujours.

Bien sûr, elle gagne la première place. Deux bras musclés et orange tiennent, au-dessus de sa tête, un carton qui en fait la preuve: 45. 45 hot dogs furent mangés. Ovations, délire, je pourrais vous en parler, mais j'ai très mal au cœur. L'animateur ne se peut plus. Victorieuse, elle se fait porter par les spectateurs, fous, fous de joie. Elle parle à la presse. Elle sourit à larges dents. Demain, on fera un peu de jogging. Après demain, on reprend le rythme normal. La semaine prochaine, on termine sa tournée aux États-unis. Le mois prochain, il faut reprendre le travail, et l'entraînement. Et toute la vie, on continuera comme ça.



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